Paru dans Impulsions (Ceméa Belgique) : Biennale 2024, chasser la grisaille du ciel et des esprits !

Après deux éditions à Poitiers en 2017 et 2019 et un passage par Bruxelles en 2022, c’est le lycée agricole Jules Rieffel de Saint-Herblain, en bordure de Nantes, qui a accueilli la 4e Biennale Internationale de l’Éducation Nouvelle en cet automne 2024. 26 pays représentés (il devait y en avoir près de 40 mais la politique de délivrance des visas pour l’espace Schengen s’est encore raidie...), près de 500 biennalistes, environ 80 ateliers, 30 débats officiels aux côtés de ceux qui s’initient spontanément…

Après deux éditions à Poitiers en 2017 et 2019 et un passage par Bruxelles en 2022, c’est le lycée agricole Jules Rieffel de Saint-Herblain, en bordure de Nantes, qui a accueilli la 4e Biennale Internationale de l’Éducation Nouvelle en cet automne 2024. 26 pays représentés (il devait y en avoir près de 40 mais la politique de délivrance des visas pour l’espace Schengen s’est encore raidie...), près de 500 biennalistes, environ 80 ateliers, 30 débats officiels aux côtés de ceux qui s’initient spontanément… le tout structuré en 5 axes qui résument les défis de l’Éducation Nouvelle au XXIe siècle :

  • l’échec scolaire et ses liens avec les questions sociales ;

  • la place et le devenir de l’Éducation Populaire et de l’Éducation Nouvelle dans notre société ;

  • la marchandisation de l’éducation face aux défis de la coopération et de la dimension internationale ;

  • la montée des populismes et des totalitarismes ;

  • les défis écologiques…

 

Les tendances que l’on voit monter en Europe et ailleurs dans le monde ne sont pas joyeuses. Des camarades libanaises et palestiniens ont réussi à nous rejoindre comme un signal d’espoir, tandis que d’autres d’Ukraine ou de Russie n’ont pu nous rallier. Pour couronner le tout, la météo ne fut pas au rendez-vous, les nuages s’évertuant à ne laisser filtrer aucun rayon de soleil sur l’étang de la Gournerie qui jouxte le lycée. En conséquence, il nous aura aussi fallu chauffer l’imposant chapiteau monté pour l’occasion.

 

Les biennales, en à peine 7 ans, sont devenues un rendez-vous d’importance dans le champ de l’Éducation Nouvelle, l’édition bruxelloise ayant sensiblement élargi les membres de cette dynamique de convergences au départ du Manifeste1 qui y avait été adopté. C’est un rassemblement, un lieu d’échanges et de ressourcement, un momentum politique.

 

À l’ouverture2, les enjeux sont rappelés : montée des extrêmes droites et des idées réactionnaires, dégradation de notre environnement, génocides, recul des droits des filles et des femmes, discriminations qui s’accentuent, casse des services publics, tri et sélection qui renforcent la reproduction sociale, montée de l’individualisme au détriment du collectif… « Du moins pire au moins pire, n’arriverions-nous pas à quelque chose d’inacceptable ?3 » Bien évidemment ces sombres réalités ne sont pas de notre fait. Pour autant, il nous a semblé nécessaire de ne pas négliger notre part de responsabilité en nous imposant un regard critique sur nous-mêmes pour dépasser nos divergences et identifier les courants qui nous entraînent parfois loin de la justice et de l’émancipation de chacun-e.

 

L’ouverture nous invite aussi à renouer avec les publics populaires quand on se revendique haut et fort d’appartenir à l’Éducation populaire… Pour ce faire, Christine Mahy, Secrétaire Générale du Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté4 (RWLP), nous met en garde quant au rapport que les plus pauvres, les « gens dans le trop peu de tout », entretiennent avec le concept d’éducation : quand celui-ci est convoqué à leur égard, c’est souvent pour leur « apprendre à s’alimenter » ou encore pour leur « expliquer la bonne manière de gérer un logement vétuste »… C’est ce que les témoins du vécu militants, membres du réseau et issus de la pauvreté disent à Christine Mahy quand elle leur précise qu’elle intervient à la Biennale Internationale de l’Éducation Nouvelle. Presqu’à chaque fois, l’éducation qui s’incarne quasi exclusivement au travers de l’institution École a raté pour elles et eux et a trop souvent participé à les encadrer, voire les enfermer plutôt que de contribuer à leur émancipation. Normal dès lors de s’en méfier…

La Secrétaire Générale du RWLP nous propose également de nous emparer du « droit d’aisance » dans nos travaux, c’est-à-dire de disposer d’un ensemble de droits de base5 en suffisance pour retrouver du potentiel créatif « à investir en humanité » plutôt que de se débattre constamment pour sa survie. Cette proposition sera abondamment discutée dans la suite de la biennale !

 

Les 3 jours qui ont suivi ont laissé la place aux nombreux ateliers et débats qui ont fait résonner ces questions vives, ponctués par les interventions d’Edwy Plenel6 opérant un impressionnant parallélisme entre notre époque et les années qui ont entouré la seconde guerre mondiale et de Monique Pinçon-Charlot7 nous décrivant comment les « ultra-riches » bénéficient d’une éducation « intégrale » semblable à l’Éducation Nouvelle pour conserver leurs injustes privilèges.

 

Au moment de clôturer cette 4e biennale, l’auto-critique que nous nous sommes imposée nous invite à lutter plus fermement demain :

  • Nous participons, à notre insu ou malgré nous, à la sélection qu’opère l’école !

  • L’éducation se joue aussi en dehors de l’école et il nous revient de travailler leur parole avec les publics populaires pour qu’ils deviennent les commanditaires des politiques publiques qui leur sont destinées.

  • L’Éducation Nouvelle ne peut se contenter de la technicité qu’elle requiert : lorsqu’une société n’est pas juste, l’Éducation Nouvelle rappelle qu’il y alors un devoir de désobéissance civile.

  • Le défi écologique nous impose d’embrasser la question au travers de tous les savoirs, scientifiques certes, mais aussi littéraires, philosophiques ou artistiques !

  • La pensée managériale dominante doit être combattue dans tous les lieux d’Éducation populaire et à l’école par les pédagogies actives et il nous revient de responsabiliser les états sur leur obligation d’organiser un système éducatif accessible et équitable pour toutes et tous.

 

Et pour nous inscrire plus largement dans le monde, le grand témoin de cette édition, Dorcy Rugamba8, nous permet un pas de côté salutaire. Issu du Rwanda qu’il décrit comme un pays totalement détruit, à l’époque du génocide, par une éducation capitaliste et impérialiste, par des gens instruits, il nous a rejoint « pour apprendre », lui qui observe le monde depuis 2 continents. Il n’est pas spécialiste de l’Éducation Nouvelle mais notre rencontre le rassure quant à nos préoccupations sur l’éveil de l’individu et le sens du collectif, notre souci de l’état du monde. Résolument orienté vers l’éducation comme vecteur de transformation sociale, il se méfie des assignations et des traditions en nous rappelant la citation de Khalil Gibran : « La tradition, c’est la loi des morts qui s’impose aux vivants ».

 

Il reviendra sur le portrait sociologique que nous a livré Monique Pinçon-Charlot qui permet aux dominant-e-s de sacraliser leur classe sociale tout en faisant disparaître le sens du collectif au-delà de leurs semblables, tout comme la conscience du monde.

 

Il nous mettra aussi en alerte sur notre responsabilité au titre d’acteurs et d’actrices du champ de l’éducation : « un crime contre l’humanité n’apparaît comme une catastrophe naturelle ». Et lui de poursuivre en pointant l’éducation coloniale qui « a produit un nombre incroyable de tueurs » : « Ce ne sont pas les livres ou les œuvres d’art qui nous ont manqué. [...] Mais c’était des histoires de blancs. » Il va même jusqu’à prononcer ce mots décrivant la situation avant le génocide de 1994 : « Ils n’ont pas caché leur projet meurtrier. Mais on ne les a pas crus. » S’approprier les faits de l’Histoire pour qu’ils constituent des préoccupations vivantes et utiles et que l’ignoble ne se répète pas n’est donc pas chose aisée.

 

Cette horrible réalité, Dorcy Rugamba l’explique notamment par la compartimentation du monde (avant 1989 et la chute du mur de Berlin) et le peu de cas que l’on fait des expériences des autres. Ce n’est pas que l’instruction et les savoirs n’étaient pas présents, mais ils ne semblaient pas les concerner : « Ce n’était pas un savoir dynamique, nous ne pouvions pas nous en saisir. »

 

Il nous invite enfin à éviter que la jeunesse se fédère sur des rancœurs, en adhésion avec une vision autoritaire du monde au moment où le partage des valeurs humanistes et démocratiques apparaît pour beaucoup parmi elle comme une faiblesse. Il faut éviter aussi que ne se déclarent des « guerres horizontales » entre les plus faibles, pendant que les dominant-e-s continuent de gagner du terrain. Il insiste enfin pour privilégier la solidarité et la justice plutôt que la revanche.

 

La clôture adoptera encore un motion à l’attention des ambassades et des ministères de l’espace Schengen pour leur rappeler l’article 13 de la Déclaration Universelle des Droits Humains :

1 - Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un état.

2 - Toute personne a le droit de quitter tout pays y compris le sien et de revenir dans son pays.

C’est la moindre des choses lorsque l’on dénombre les camarades qui n’ont pu nous rejoindre en France faute de visa d’entrée.

 

Une édition 2024 des biennales qui a pris des accents un peu plus internationaux et un peu plus politiques. Le ciel s’est éclairci mais les nuages menacent, nous invitant à continuer avec opiniâtreté les Convergences d’ici notre prochaine rencontre à Vérone (Italie) en 2026.

5 le droit au logement, le droit à l’alimentation, le droit à l’éducation gratuite, le droit de se déplacer, le droit à la santé

6 Pour retrouver l’intervention d’Edwy Plenel en podcast : https://www.convergences-educnouv.org/fr/manifestations/biennale-2024/rencontre-avec-edwy-plenel

7 Traces éventuelles sur le site ??? À venir !

8 Rescapé du génocide de 1994, metteur en scène, acteur, dramaturge et écrivain rwandais. Auteur récent de « Hewa Rwanda. Lettre aux absents ». Paris, Ed. JC Lattès, 2024